La crise actuelle est l’occasion d’un spectaculaire rapprochement entre les secteurs de la ville, de la mobilité et de la santé : distanciation physique, mesures dans les transports collectifs, ré-équilibrage radical de l’espace urbain par des actions tactiques etc. L’urgence sanitaire, sociale, économique fait tomber des barrières techniques, organisationnelles, budgétaires et permet la mise en place de mesures auparavant inenvisageables.
Si la première phase de déconfinement a été marquée par la multiplication de mesures sanitaires d’urgence, la phase qui s’ouvre augure une nouvelle dynamique, inscrite dans un temps plus long, dans un contexte de récession économique et de forte incertitude.
L’évaluation de l’effet des mesures Covid-19 sur les systèmes urbains et la santé et l’expérience des usagers y jouera un rôle important : Qu’est-ce qu’on garde ? Qu’est-ce qu’on jette ? Qu’est-ce qu’on transforme ? Quand et comment ?
Pour que les professionnels de la ville et de la mobilité puissent mieux répondre à ces questions, il sera utile de passer d’une logique d’urgence à une logique expérimentale. Pour cela, au moins 6 grands défis se posent. Ces défis dépassent largement le choix des indicateurs/KPI/tableaux de bord ou le partage des REX, auxquelles les méthodes expérimentales sont souvent malheureusement réduites. Plusieurs secteurs sont porteurs de nouvelles réponses : le secteur de la santé d’où ont émergé les méthodes d’évaluation expérimentales et où les Living Labs développent des méthodes centrées sur l’usager, le monde du design et de l’innovation où le prototypage et le test & learn est central, et les sciences de gestion qui analysent les nouvelles approches expérimentales.
Les professionnels de la ville et de la mobilité ont un important rôle à jouer dans la gestion de la crise. Plus que jamais, l’injonction est aujourd’hui à trouver des solutions « qui marchent » et vite ! Cependant dans un contexte d’incertitude extrême, il est impossible de prédire ce qui va fonctionner, ou pas. Le rôle des professionnels et des politiques dans ce contexte est de favoriser une culture ouverte et exploratoire.
Bien souvent, « on expérimente » est utilisé par les managers pour dire « on essaye un truc nouveau ». Pour caricaturer, dans cette optique, l’expérimentation ne génère pas de résultats utiles, fait l’objet d’un REX justifiant les ressources dépensées et est parfois un objet de communication si elle permet de faire de belles images. Pour aller plus loin, il est utile de distinguer :
– L’expérimentation ratée qui ne permet pas d’apprendre, quel que soit son résultat, par manque de méthode.
– Et l’échec d’une expérimentation qui permet d’apprendre et de réduire l’incertitude. Ici comprendre ce qui ne marche pas est aussi important que comprendre ce qui marche.
Cette citation d’Edison, père de l’expérimentation industrielle, illustre parfaitement ce défi : « je n’ai pas échoué mille fois, j’ai simplement appris mille façons de ne pas faire une ampoule ». A titre d’exemple, chez Google et Bing, entre 10 et 20% des expérimentations génèrent des résultats positifs. Chez Microsoft, 1/3 des expérimentations ont un résultat positif, 1/3 neutre et 1/3 négatif. Ceci nous enseigne que la majorité des expérimentations sont des échecs et que les experts se trompent souvent en essayant de prédire les résultats.
Si cette situation inédite fait converger objectifs de santé publique et mobilité, il serait également intéressant qu’un rapprochement s’opère sur les méthodes. Cette idée a souvent été développée par l’urbaniste Jan Gehl, qui a coutume de dire que l’urbanisme n’est pas une profession, car il n’y a que peu de recherche sur les effets des projets sur les êtres humains. Pour lui, les professionnels de la ville reproduisent les mêmes erreurs années après années, sans apprendre. Il oppose cette pratique à la médecine, où la capacité d’évaluation des effets des traitements sur la population est critique.
Cette position volontairement provocatrice fait référence à l’utilisation de la méthode scientifique expérimentale. Issue de la médecine, et centrale dans la révolution scientifique, elle se fonde sur le lien entre l’hypothèse et les faits. Stéphane Thomke, chercheur spécialiste de l’expérimentation à la Harvard Business School, la résume ainsi :
1. Formulation d’hypothèses testables
2. Mise en place d’expérimentations rigoureuses
3. Apprentissage porteur de sens
Si pendant la première phase de déconfinement l’accent a été mis sur la mise en place de mesures d’urgence, Il pourrait être utile d’appréhender la suite sous un prisme expérimental avec la formulation de protocoles d’expérimentation et d’évaluation pour apprendre rapidement, partager les résultats de manière transparente et avancer collectivement. Cela n’est pas particulièrement difficile, long ou coûteux mais demande des compétences spécifiques et de la méthode.
Le débat actuel sur les traitements médicaux du COVID illustre les tensions au cœur de ce défi. D’un côté les promoteurs de nouveaux traitements prônent des méthodes expérimentales agiles et rapides pour explorer différentes hypothèses prometteuses. D’un autre la communauté scientifique demande que des évaluations statistiques randomisées contrôlées (RCT) soit réalisées, ce qui demande du temps et des moyens importants, pour valider le traitement. Ces deux approches ont de la valeur, et ne doivent pas être opposées. En revanche, Il est important de savoir se poser les bonnes questions, au bon moment du processus. Pour cela les professionnels mettant en œuvre les mesures doivent être outillés pour :
– Comprendre à quel moment du processus de conception on se situe : appréhender la maturité de l’innovation/mesure qu’ils souhaitent mettre en place, en prenant en compte le contexte technique, politique et social.
– Se poser les bonnes questions : en fonction du moment, choisir la bonne méthode d’expérimentation et d’évaluation, depuis les méthodes exploratoires légères et rapides en phases amont (méthodes formatives ou développementales), jusqu’au aux méthodes de validation plus conséquentes en fin de processus (méthodes sommatives).
Pour répondre à l’évolutivité de la situation actuelle et ne pas ralentir les réponses, les méthodes exploratoires, agiles et peu coûteuses sont intéressantes, car elles permettent la mise en place de boucles d’apprentissage rapides, et la réduction rapide des risques. Les méthodes de test de propositions de valeur en phase amont de projets d’innovation, théorisées entre autres par Yves Pigneur et Alexander Osterwalder (HEC Lausanne), et souvent utilisées par les start-ups, offrent un potentiel intéressant dans ces situations.
On l’a vu avec les mesures de confinement, le comportement des citoyens/voyageurs est un facteur de succès critique, au-delà de la mise en place de solutions techniques telles que des applications de traçage des contacts. C’est également le facteur le plus imprévisible à court comme à long terme. Cela explique en grande partie le succès du Nudge pour le design des espaces de transit, technique issue de l’économie comportementale permettant d’influencer les comportements.
Les méthodes développées par les Living Labs, et notamment les Livings Labs Santé Autonomie, pourraient inspirer les professionnels de la mobilité. Centrées sur l’usager elles combinent une approche formative et itérative en phase d’exploration, pour découvrir les éléments de valeur importants pour les personnes et leur écosystème d’usage, avec une approche sommative en fin de processus pour valider l’impact des solutions sur la santé des personnes. Les tests se déroulent souvent en conditions réelles ou semi-réelles, hors des laboratoires médicaux. L’usage et le comportement sont testés très tôt afin de comprendre si les personnes souhaitent utiliser le dispositif et comment.
Le monde du digital investit également très fortement dans les méthodes de test des comportements utilisateurs. Si vous vous êtes connectés à Google, Netflix ou Uber ces dernières années, vous pouvez être certains d’avoir participé à des multiples tests comportementaux. Ici encore de nombreuses méthodes et outils existent, en propre ou fournis par des entreprises spécialisées. Ce qui prime est la philosophie d’intervention : tester les comportements avant de tester les solutions techniques, et ne jamais avoir de certitudes préétablies sur les usages.
On le voit aujourd’hui sur les traitements médicaux du Covid-19, l’évaluation des expérimentations est la clef de la validation d’une mesure, et de son possible déploiement à large échelle. Une des difficultés rencontrées par les professionnels de la mobilité est l’aspect systémique de leur action : multiples systèmes de mobilité interdépendants, multiples acteurs en charge des systèmes, multiples impacts (économique, social, écologique)… Il ne d’agit pas d’évaluer un traitement médical ou la modification d’une page sur un site web mais l’effet de mesures sur des écosystèmes techniques et sociaux complexes, avec des liens de causalité et d’interdépendance flous et mal connus. Dans ces conditions la mise en place de méthodes expérimentales contrôlées de type RCT est souvent impossible.
Dès lors, la co-construction du protocole d’expérimentation et d’évaluation avec les parties prenantes impactées semble être une des conditions de réussite. Il s’agit de définir collectivement le cadre expérimental, afin que la démarche ait de la valeur pour l’ensemble de l’écosystème, condition essentielle à la viabilité future de la proposition. Pour un projet de mobilité on peut inviter les différentes parties prenantes: collectivité, AOM, transporteurs, fournisseurs de technologies, usagers…
Cela implique de penser au-delà des aspects purement techniques pour intégrer les valeurs importantes pour l’écosystème. Les courants anglo-saxons d’ « empowerment evaluation » (D. Fetterman) ou « developmental evaluation » (M.Q. Patton) peuvent apporter ici des éléments de réponse et méthode. Orientés vers la mise en capacité de groupes de parties prenantes dans des situations complexes et émergentes, ces approches sont centrées sur la création, l’appropriation et l’amélioration des dispositifs. Les méthodes d’innovation par le design et de design de services proposent également des approches de co-construction intéressantes.
Dans la situation de crise actuelle, de multiples mesures sont mises en œuvre en parallèle par de nombreux acteurs publics et privés. Pour que les défis listés plus haut puissent être relevés, le management de l’expérimentation par la mise en place de systèmes est essentiel. Si la sélection ou construction d’outils et méthodes est importante, cela ne constitue qu’un point de départ !
Stefan H. Thomke (encore lui !) liste 7 leviers système, groupés en 3 catégories, à actionner:
· Processus (nombre d’expérimentations, implication des ressources, vitesse du cycle d’expérimentation)
· Management (standards, support)
· Culture (valeurs partagées, compétences)
Booking.com nous offre un exemple d’expérimentation expérimentale. Plus de 1000 expérimentations sont menées en parallèle, en conditions réelles, à tout moment. Les détails des tests sont accessibles à tous les collaborateurs (hypothèses, protocoles, résultats etc), par des systèmes dédiés. Thomke indique que dans ce type d’organisation, le travail de la direction consiste à créer un challenge, mettre en place une infrastructure permettant d’expérimenter à grande échelle, puis se soumettre aux mêmes règles que tous les employés, à savoir que les résultats des tests guident les décisions. Même chose chez Amazon, où Jeff Bezos dit : « notre succès chez Amazon est une fonction de combien d’expérimentations nous faisons par année, mois, semaine et jour ».
Tester des optimisations de services digitaux (notamment par les tests en ligne A/B comparant 2 versions du service) peut sembler plus simple que tester des nouvelles mesures de mobilité, car moins coûteux et plus rapide à mettre en œuvre. Cependant, les principes de management des organisations expérimentales peuvent être adaptés à tous types d’acteurs et de contextes. Le point important ici, est que la mise en place de mesures expérimentales passe par un management et une culture propre.
Différents systèmes peuvent être imaginés pour les acteurs publics et privés de mobilité. La transformation organisationnelle peut être abordée de manière graduelle depuis la sensibilisation et mise en place de premières méthodes et outils dans une équipe jusqu’à l’adoption de nouveaux modes d’organisation permettant d’expérimenter à grande échelle. Si l’on suit la logique des acteurs du digital, chaque mesure mise en place, chaque changement ou modification d’un service de mobilité, physique ou digital, pourrait être considéré comme une expérimentation : « everything is a test ».
Dans cette période floue, l’expérience ou l’intuition des professionnels ne suffisent plus. L’expérimentation scientifique peut compléter les autres approches, pour prendre de meilleures décisions fondées sur les données. Pour M. Luca et M.H.Bazerman, chercheurs au MIT, nous ne sommes que dans les premiers jours de l’adoption des méthodes expérimentales à large échelle par les organisations. Si l’expérimentation peut permettre de concevoir et mettre en œuvre de meilleurs services, elle nécessite de nouvelles combinaisons de compétences et modes de management.
Voici une première tentative personnelle d’échelle afin de vous aider à évaluer la maturité expérimentale de votre organisation. Des niveaux intermédiaires sont sans doute à inventer :
· Niveau 0 : pas d’expérimentation
· Niveau 1 : Expérimenter = essayer quelque chose de nouveau, sans méthode définie et partagée
· Niveau 2 : Expérimenter = tester avec une méthode scientifique
· Niveau 3 : Votre organisation est organisée autour de l’expérimentation à grande échelle